Dérèglement informationnel : la part du communicant

03 juillet 2023
Temps de lecture : 12 minutes

Nous vivons un véritable dérèglement informationnel : pour s’assurer soi-disant une visibilité, les marques et les médias publient ad nauseam. La saturation du paysage informationnel est contre-productive : contribuant à la désinformation, voire incitant le lecteur à se couper des informations.
Une étude de la Fondation Jean Jaurès[1] souligne que 72% des personnes cessent de consulter les informations. Tandis que la qualité de l’info est malmenée, entre  contenu dupliqué, contenu sensationnel pour pousser au clic.
Dans ce contexte, quel est le rôle du producteur de contenu ? Comment peut-il accompagner un assainissement de la situation ? Et en tant qu’audience, comment se comporter ?

Pour explorer le sujet, j’ai rassemblé 2 visions : Pascal Beria qui pose les fondations d’une éthique des contenus qu’il décrit dans le livre Non-sens Commun et Benoît Raphaël qui s’appuie sur la responsabilité personnelle face à l’information dans le livre Information, l’indigestion.

Un non-sens commun

La nécessité d’une éthique des contenus

Pascal Béria, auteur de Non-sens commun

« Aujourd’hui, produire du contenu n’est plus un métier – journaliste, rédacteur, etc. -, mais une pratique. Il n’ y a donc pas de déontologie pour l’encadrer. Ce qui entraîne une perte de responsabilité générale envers les contenus. On publie sans questionner ses actions : quels impacts social et sociétal d’un tweet, d’une publication, d’un livre ?

Chacun – qu’il soit un industriel de la production de contenu ou petit influenceur qui essaye de se rendre visible – est animé par ses propres intérêts tandis que ses intérêts sont également dictés par les outils et plateformes.

Les plateformes et les individus tirent chacun dans un sens différent : il n’y a ni sens commun ni sens individuel. Chacun travaille pour sa propre église tout en étant pris dans des injonctions paradoxales.

D’où ce non-sens commun dont je parle dans le livre.

Pour se faire entendre, les plateformes nous contraignent à aller vers des positions extrêmes, à gommer toute forme de nuance. »

Comme le souligne Dominique Cardon : « Nous courons le risque d’une déconnexion entre un public accédant à une information gratuite, qui pour capter l‘attention va puiser dans le doute, le drôle et le cliquable et parfois le fake, et un autre accédant à une information vérifiée et approfondie. » [2]

La fatigue informationnelle

Le brouhaha continuel fatigue le lecteur

Benoit Raphaël, auteur de Information l’indigestion

Dans son livre, Benoit Raphaël évoque le dérèglement informationnel. Et ses conséquences : « la surabondance d’info ne crée pas que de l’anxiété, elle transforme l’information en bruit. Même quand l’info est de qualité. »

Car cette fatigue informationnelle que nous ressentons n’est pas due à un trop-plein d’informations.
« En réalité, il s’agit surtout d’un plein normal d’informations qui ne nous servent à rien ou se ressemblent toutes. (…) Ce n’est pas tant la surcharge d’informations qui nous fatigue que le bruit généré par cette information bourdonnante. Que ce soit dû à notre environnement surchargé ou le fait que nous soyons en permanence interrompu dans notre captation d’information. (…) La plupart du temps, nous consommons de l’information inutile. » [3]

Cette surcharge informationnelle a des impacts néfastes : 

Pascal
« Brouillage informationnel, affectation de la capacité à prendre des décisions, incapacité à démêler le vrai du faux…

L’arrivée des IA pose également des questions que j’ai abordées en esquisse. Aujourd’hui, la question de l’émetteur du contenu ne se pose même plus. Prenons l’exemple de l’image : auparavant, c’était un élément de preuve. Aujourd’hui, absolument plus. Sa fonction même est donc transformée.

Prenons un autre exemple : une newsletter créée intégralement par IA peut être bien faite, sans doute, un peu moins que si un humain était aux commandes. Et peu à peu, nous nous habituons à ces expériences dégradées. Il y a une perte de l’attente de qualité des contenus ».

Dérèglement informationnel : la responsabilité du producteur de contenu

Clarifier et sourcer l’information

Benoît
« Prenons l’image de la nourriture bio.
Ici, nous transformons l’information pour la rendre équilibrée : sans additifs ni matières grasses, pour être digérée facilement sans conduire le cerveau de notre lecteur à une surchauffe.
Attention, une information lisible ne signifie pas inévitablement simpliste.
Il s’agit d’équilibrer par exemple le nombre de sources : en éléments de preuves, mais tout en restant accessible. Renvoyer à un trop grand nombre de documents ou des documents trop massifs n’a pas de sens.
Si une information est mal préparée, alors il convient de la laisser de côté. »

Ceci rejoint certaines règles posées par Pascal Beria pour donner un cadre à ce contenu.

L’importance de la source

Pascal
« Savoir d’où l’on me parle, en tant qu’audience, c’est connaître la source.

Aujourd’hui, les gens n’ont ni les moyens ni l’envie d’aller chercher l’info. C’est un travail de journalisme. D’ailleurs, dans les médias, notons qu’un rédac chef a une responsabilité pénale face à ce que dit son journal. Ce n’est plus le cas sur les réseaux où la source s’estompe au fur et à mesure des relais et de la diffusion. Quand cette source est identifiée.

Avoir des sources, c’est éviter les approximations.

Pour le producteur de contenu, c’est important de citer ses sources. C’est bien d’ailleurs une des fonctionnalités fantastiques du web, avec l’invention du lien hypertexte qui permet de pointer l’origine d’un propos, d’un chiffre. » [4]

Clarifier son propos

Pascal
« Parler des sujets d’expertises et pointus simplement n’est pas incompatible. Je pense à des personnes comme Étienne Klein qui arrive à une simplicité du propos très appréciable. La vulgarisation a toujours existé. Certes, c’est un talent !
Il y a toujours eu des personnes qui cherchent la nébulosité par l’écriture sans vouloir se faire comprendre, ce qui est dommageable. C’est vécu comme une caution d’expertise qui est néfaste à toute compréhension. Le jargon n’a jamais clarifié une pensée. Et aujourd’hui, tout le monde prend la parole aujourd’hui sans chercher nécessairement la clarté. »

Complétons avec la qualité des contenus vue par Benoit : « Par qualité des contenus, j’entends quelque chose qui nous est utile, qui nous fait du bien et qui nous permet de mieux nous connaître et de connaître le monde.»[5]

Éviter de rajouter du brouhaha

Benoît
« Aujourd’hui, en raison de l’encombrement informationnel, nous sommes dans une économie de l’attention, qui peut pousser à en faire trop. Comme attirer l’attention avec des titres putassiers, etc.
Cette économie est nocive. Elle vient d’un système accéléré par l’IA, dont il est nécessaire de sortir.
Si pour attirer l’attention, nous répondons par une surproduction, nous allons dans le mur. Notre responsabilité de producteurs de contenu est d’adopter une écologie de l’information. »

Ce qui va dans le sens de la proposition de Christophe Deloire

« Pour la planète, nous devons limiter les émissions de gaz à effet de serre, qui contribuent à l’élévation des températures.
Idem pour la démocratie.
Il faut limiter les émissions de contenus outranciers, extrémistes, manipulateurs ou faux qui échauffent les esprits. »[6]

Délimiter son territoire éditorial et intégrer le temps long

Pascal

« On n’a jamais autant de personnes qui n’y connaissent rien prendre la parole de manière inopportune. Il est vraiment important que chacun s’exprime dans son domaine de prédilection et se taise pour les autres. Cela est donc intiment lié à la ligne éditoriale. »
« Il est nécessaire de penser un contenu pour qu’il dure dans le temps. Certaines choses écrites dans les années 80 ont des résonances aujourd’hui.
Aujourd’hui, en amont de la production, la pérennité de son contenu doit être pensée. » [7]

Donner des clés et contribuer à éveiller le lecteur

Benoît

« Aujourd’hui, l’attention est une compétence à développer. Si nous produisons en masse des contenus moyens, alors nous pouvons être remplacés par des robots.
Tandis que prendre soin de notre attention, nous déconnecter pour rester concentrés sur du travail en profondeur sont autant de choix qui relèvent de notre responsabilité.
Produire moins d’informations, uniquement de la qualité pour contribuer à désencombrer d’information.
Les générations d’aujourd’hui vivent avec l’IA. Elles ont donc l’habitude d’être autonomes, de penser par elles-mêmes. Car dans un monde imprévisible, nous recherchons nous-mêmes l’information pour ériger notre opinion.
L’information devient de la formation.
Aujourd’hui, face à l’IA, nous avons le choix :

  • soit de consulter des médias qui cherchent à nous faire peur
  • soit de consulter des contenus qui nous donneront des clés pour comprendre comment elle marche.

Nous apprenons si nous mettons en pratique. En nous formant, nous gardons notre capacité d’action sur l’IA. »

Combattre la vision utilitariste des contenus

Dans nos métiers de production de contenu, malheureusement c’est souvent une vision utilitariste du contenu qui prédomine, où le contenu existe pour accompagner une action.
Pascal

« De manière générale, le contenu est réduit aujourd’hui à cette fonction de levier au service de l’engagement, la réaction, l’achat et la conversion. La production de contenus vise désormais à engager et à faire agir plutôt qu’à lui apporter une information, aussi simple soit-elle. »[8] 
Restons optimistes, il y aura toujours des personnes qui souhaiteront faire des contenus de qualité, avec une réelle intention. En revanche, l’accès à ce type de contenus demande une démarche, un effort.
Une partie du problème vient du fait que lorsqu’on mentionne le contenu, cela s’appose au contenant. Le contenu peut donc être perçu comme quelque chose utile pour remplir les trous.
Je ne suis évidemment pas d’accord avec cette vision, mais aujourd’hui il y a un côté un peu mécanique à cette notion de contenu.

En réduisant le contenu à son utilité, à ce jeu-là ; on perd face à l’IA et d’une manière générale face à l’industrialisation des méthodes de production.
Je milite pour un contenu qui ne soit pas purement fonctionnel, purement performatif. Prenons l’exemple de la littérature ce ne sert à rien, mais c’est indispensable. »

Affinons ces propos avec un bref passage de la Déclaration sur l’information et la démocratie, de Reporters sans frontières.
« L’espace global de l’information et de la communication est un bien commun de l’humanité qui doit être protégé comme tel. (…)
L’accès à la connaissance, en particulier celle de la réalité, est un droit fondamental. (…)
L’espace de l’information et de la communication doit garantir la liberté, l’indépendance et le pluralisme de l’information. Ce bien commun a une valeur sociale, culturelle et démocratique. À ce titre, il ne saurait être réduit à sa seule dimension commerciale. »[9]

Dérèglement informationnel : notre responsabilité de lecteur

Rester critique et protéger son capital cerveau

Mieux nous informer est la clé pour retrouver le contrôle de nos pensées, car la façon dont nous consommons de l’info influe la façon dont nous voyons le monde.

Benoît

« Le cerveau est comme un thermostat. L’objectif est de le maintenir à la même température. Le hic, c’est que notre cerveau adore l’information et qu’il surchauffe très vite. Pour faire baisser sa température, il fera baisser son attention.
Si l’information est très compliquée, alors notre cerveau nous donnera une illusion de compréhension et de cohérence. Mais sans aller en profondeur : il restera en surface et éliminera des informations.
À quoi cela sert d’ingérer des tas d’informations sans s’en souvenir ?
D’autant que face à l’information, nous appliquons des automatismes intellectuels, des biais cognitifs : nous ne retenons que ce qui va dans notre sens. »

Développer sa flexibilité mentale et écouter les informations contradictoires

Benoît

« Nous avons besoin d’informations contradictoires. Avec la nuance que plus une info est contraire à nos opinions, plus notre cerveau cesse de réfléchir. Car nous avons du mal à appréhender une information qui va au-delà de notre système de pensée.
D’où l’importance d’éviter les extrêmes pour mieux écouter l’autre.
Les extrêmes sont négatifs et nous éloignent les uns des autres.
En revanche, il est nécessaire de continuer à réfléchir pour entretenir son cerveau.
C’est donc un véritable exercice que d’aller écouter des informations contradictoires, qui peuvent être des signaux faibles à ne pas négliger.
Cette gymnastique évite de figer le cerveau pour apporter de la plasticité aux sillons neuronaux. »

Dans le livre; Benoît cite Albert Moukheiber. D’après lui, nous devons développer notre flexibilité mentale (changer d’avis, désapprendre). « Qu’est-ce que réfléchir sinon une façon élégante de dire changer d’avis ? » suggère-t-il. Réfléchir, c’est revenir sur ce que je pense et pas confirmer ce que je pense. »[10]

Benoît

« Il y a tout un équilibre à positionner entre rechercher l’information juste, écouter l’autre et faire des compromis.
Car il n’y a pas de vérité, mais des consensus. »
Je reprends Albert Moukheiber : « Nous ne voyons pas les choses telles qu’elles sont, mais telles que nous sommes. »[11]

Benoît

« Rechercher le juste permet de se poser des questions, pour faire état de consensus puis avancer.
Tout comme on fait du sport, il est important d’entretenir la souplesse et la musculature de son cerveau autour d’un yoga de l’information.
Écouter les contradictions permet de garder sa souplesse d’esprit et une capacité à accueillir le chaos de l’information avec un peu de stoïcisme. »

C’est-à-dire « affinez son sens critique et cultivez l’art de la nuance »[12].

Vous l’aurez compris, deux livres que je vous recommande vivement de lire pour comprendre et agir face à ce dérèglement informationnel


Un article écrit par Ferréole Lespinasse

Au sein de Cyclop Éditorial, Ferréole accompagne la redirection de la communication à travers l’approche par la sobriété éditoriale : conseil, audit de site, rédaction et formations, conférences et sensibilisation en sobriété éditoriale, rédaction web, langage clair.

Ensemble, recentrons la communication sur l’utile et l’essentiel. Réinventons les règles.


[1] Les Français et la fatigue informationnelle. Mutations et tensions dans notre rapport à l’information, septembre 2022,
[2] Dominique Cardon, cité par Anne-Sophie Novel, Mieux s’informer, je passe à l’acte.
[3] Benoit Raphaël Information, l’indigestion
[4] Règle 1 – « Savoir d’où l’on me parle », in Pascal Beria, Non-sens commun
[5] Règle 6 – « On se comprend », in Non-sens commun, op.cit.
[6] Christophe Deloire, La matrice
[7] Règle 3 – « Mesurer sa légitimité et se taire quand on n’a rien à dire », in Non-sens commun
[8] in Non-sens commun, op.cit.
[9] Déclaration sur l’information et la démocratie
[10] In Information, l’indigestion, op.cit.
[11] idem
[12] Anne-Sophie Novel, Mieux s’informer, je passe à l’acte.